« Retrospective » 1980-2010 des œuvres de Joe Ouakam

Les œuvres picturales et sculpturales de Joe Ouakam, de 1980 à aujourd’hui, sont présentées à la Galerie nationale jusqu’au 31 décembre, sous l’égide de Wasis Diop et d’Aleth Lablanchy. Contribution critique : Sylvette Maurin.

Publié le 22 décembre 2010  

Les numineuses œuvres de Joe Ouakam

Si l’oiseau d’Athéna prend son vol au couchant, il aura fallu la vaillance toute mythologique d’un musicien, Wasis Diop, armé, tel Orphée, de courage, de témérité, osant pénétrer les affres du Tartare, pour que les « oiseaux » recouverts de poussière quittent, après plus de quarante années, la cour de Joe Ouakam, où ils sommeillaient sous la haute protection d’un discret mécène, Siby Faye.

Et c’est à l’opiniâtreté d’une muse, toute contemporaine, aussi puissante que celle de la fille de Zeus, Aleth Lablanchy, que nous devons le privilège de les retrouver sur les cimaises d’une galerie.

Ainsi, les peintures, les dessins, les sculptures de Joe Ouakam ont été exhumés des sépultures où ils reposaient depuis tant d’années par des forces qui ne relèvent pas, tout autant que les démarches qui les ont engendrés, de l’ordinaire.

Alors, si nous pouvons, aujourd’hui, les contempler, à la lumière, rangés, encadrés pour certains, débarrassés de leurs scories, qu’y voyons-nous qui emporterait notre adhésion d’ « artiste » ? Puisqu’aussi bien, celui qui regarde, investit de sa sensibilité, de son émotion, de ses connaissances, les œuvres qu’il contemple.

Souvent, des références affleurent à la mémoire, célèbres pour la plupart, connues de tous, qui font une ronde autour des couleurs et des formes : cubisme, expressionisme, abstraction lyrique, fauvisme, impressionnisme, néo-expressionisme, nombreuses sont celles qui ponctuent ce parcours s’inscrivant dans la modernité. Calligraphies asiatiques, coraniques, bogolans, statuaires africaines, mélanésiennes, renvoient, quant à elles, à l’essence des traditions.

Oui, bien sûr, évidemment, elles sont toutes là, non pas comme une citation, mais parce qu’une partie du travail de Joe Ouakam puise aux mêmes sources des pratiques picturales et sculpturales actuelles : le brassage, le mixage, un « sampling » délibéré d’objets, de mots, de motifs, de signes, issus de l’environnement immédiat, passant souvent par l’utilisation d’une palette industrielle, récupérant slogans et graffitis, éclaboussant la toile d’un geste nerveux qu’engendrent les détresses, les désarrois, les crispations de la confrontation avec le réel.

Si ce n’était que cela, alors, il n’y aurait rien à dire, rien à voir, sinon une encyclopédie, une collection en quelque sorte, une synthèse de ce qui, déjà, a traversé le monde de la peinture.

Mais ce n’est pas que cela. Il y a « autre chose ».

Cette « autre chose » affleure, tour d’abord, dans la diversité des styles qui rappelle alors la position d’un des plus grands, Paul Klee. Et ce n’est pas peu dire.

Tout, tout est « à faire » : il n’y a pas de pratique qui ne soit digne d’intérêt, à condition, précisément, qu’elle soit le reflet d’ « autre chose ».
Si le dessin hérissé, les éclaboussures, les formes tordues, cassées, les corps réduits aux os, les têtes réduites aux crânes, le noir et le blanc cohabitent avec la fluidité, les douceurs et les somptuosités chromatiques, dignes d’un Odilon Redon ou d’un Puvis de Chavannes, ainsi qu’avec ces « oiseaux », dont Henri Matisse pourrait être quasiment jaloux, c’est parce que Joe Ouakam est un grand artiste dont la profusion et la qualité des styles ne découlent pas d’un éclectisme vulgaire ou d’une incapacité à choisir, mais de la nécessité de rendre compte de cet « autre chose » qui habite l’atelier, dans le silence de la nuit, dans l’écoulement du temps, de cette rencontre avec une catégorie spécifique manifestant la sphère au-delà de l’éthique et du rationnel, qui se présente sous le double aspect d’un mystère effrayant et fascinant : le numineux, cette expérience de la conjonction des opposés que sont l’attraction et la répulsion face à l’irruption du sacré dans la vie.

C’est cela que Joe Ouakam manifeste dans son travail, cette réalité inconnaissable qui sous-tend toute chose ; il est de ceux, et sa vie en témoigne, qui, cédant au « fascinans » du numineux, tendent à l’affronter, à le capter et à l’utiliser.

Alors, les œuvres s’éclairent et parlent de cette rencontre, à la fois éclaboussante, terrifiante, fulgurante, mais aussi splendidement souveraine dans sa majesté, avec l’invisible.

On comprendra mieux aussi pourquoi le silence entoure la vie et le travail de Joe Ouakam.

Car l’une des vertus de ce silence est de se mettre, seul à seul, en compagnie de cette présence, qui s’insinue alors dans les moindres interstices de l’existence, la forçant, parfois à son corps défendant, à admettre qu’il faut témoigner de cela, quoiqu’il en coûte.

Et pourquoi, aussi, ces œuvres sont restées si longtemps enfouies dans les recoins d’un jardin, sans que jamais personne, pendant plus de quarante années, ne puisse en parcourir la beauté.

Car un grand artiste ressent comme indécent de s’attribuer à lui-même la qualité de son inspiration, même s’il lui faut avouer beaucoup de travail, dans le dénuement et l’abnégation en ce qui concerne Joe Ouakam, pour traduire le bouillonnement de ses sources.

Si la tâche de l’homme, sur cette Terre, est de délivrer cette « étincelle divine » de sa prison matérielle, c’est chose faite.

A l’« artiste » qui regarde, sur les cimaises, d’en tirer tout le bénéfice possible, qui s’exprime parfois par un mot difficile à appréhender dans toute son ampleur et ses conséquences : l’initiation, et ne peut, en aucun cas, être rabaissé à une quelconque valeur marchande, aussi séduisante et exorbitante soit elle.

> Hommage à Joe Ouakam

Sylvette Maurin, critique en arts visuels.

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